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GASPILLAGE ET RECYCLAGE, ROGATONS ET ARLEQUINS : DES VIEUX METIERS A RECYCLER

Anti-gaspi : le plus vieux métier du monde. (par Julie Rouan)

7 juin 2022

Si l'on en croit Privat d’Anglemont, en 1854, à Paris, rien ne se jette, tout se réutilise : la mère Vanier1, veuve perspicace, s’enrichit en transformant en précieux zestes séchés les tranches de citrons usagées qu’elle glane dans les cafés et théâtres ; la mère Maillard, elle, “assemble et travaille” (on dirait du Cyril Lignac dans le texte) les rogatons de viande récupérés dans les assiettes par les plongeurs de restaurants. Une fois “réappropriés”, ces arlequins - comme ils sont bien-nommés - sont vendus “aux gens aisés pour les animaux domestiques et aux pauvres pour leur nourriture.” À cette époque, tous les os passent par les casseroles d’au moins cinq commerces différents avant de finir en boutons de chemise. Un autre génie du recyclage, le père Le Chapellier récupère pour sa part les rogatons de pain auprès des cantines, les transforme en chapelure, et même en “croûtes” pour la soupe et enfin, des miettes carbonisées et filtrées tire une poudre vendue comme dentifrice.

Bref, si Marie-Antoinette avait été un peu plus streetwise, quelques décennies plus tôt, elle aurait proclamé “s’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent mes croûtes !”, inventant ainsi avant tout le monde la théorie du ruissellement, modifiant le cours de l’histoire, faisant de la France peut-être la première Monarchie anti-gaspillationnelle.

Rétropédalage dans la choucroute : le règne du gâchis

Sur la même planète, 150 ans plus tard, 1,4 milliard d'hectares2 de terres - soit 28% des superficies agricoles du monde - servent annuellement à produire de la nourriture perdue ou gaspillée3.

La FAO regorge tellement de chiffres tout aussi insolents, qu’on ne sait lequel choisir. Par exemple, au hasard : le volume mondial de gaspillages et pertes alimentaires est estimé à 1,6 milliard de tonnes d'équivalents produits de base. Qui dit mieux ?

Le volume total d'eau utilisé chaque année pour produire de la nourriture perdue ou gaspillée (250 km3) équivaut au débit annuel du fleuve Volga (Russie), ou trois fois le volume du Lac Léman. C’est ce qui s’appelle jeter l’eau du bain avec le bébé (soyons exemplaires, recyclons les vieilles citations).

Les conséquences économiques directes du gaspillage alimentaire (à l'exclusion du poisson et des fruits de mer) sont de l'ordre de 750 milliards de dollars par an.

Voilà, pour ne pas vous achever totalement, je vous fais grâce du pire, sans doute, à savoir des chiffres sur les conséquences environnementales de ce gâchis, et du nombre d’humains qui pendant ce temps là souffrent et meurent de faim4.

Le gaspillage, généreux, intervient à tous les niveaux : sur le lieu de production, (les fruits et légumes moches, mal calibrés, non conformes à la photo, abîmés par les rongeurs et insectes, au prix d'achat trop bas pour que ça vaille la peine d’être récoltés5), chez les revendeurs quand les dates de consommation arrivent à échéance ou qu’ils sont légèrement abimés, au sein de la restauration commerciale et collective, chez les particuliers (chaque année en France, on trouve dans les ordures l’équivalent de 30 kg par habitant et par an de déchets alimentaires, dont 7 kg de produits alimentaires encore emballés6).

Selon l'étude de la FAO, le gaspillage alimentaire à l'échelle mondiale a lieu, pour 54% durant les phases de production et de manutention et stockage brut, et pour 46 % aux stades de la transformation, de la distribution et de la consommation.

Des lois et des luttes

Si la mère Maillard et la Mère Vannier vivaient aujourd’hui, elles seraient les Elon Musk et Bernard Arnaud du rogaton. Après quelques obstacles à surmonter toutefois.

En effet, la lutte contre le gaspillage alimentaire passe d’abord par la prévention (éviter les pertes à tous les niveaux), puis la réutilisation (glanage, redistribution, transformation) et en dernier recours, le recyclage (compost, alimentation animale, biogaz). Or, jusqu’à il y a peu, ça n’était pas si simple d’avoir accès à toutes ces denrées en voie de gâchis : entre Ronald qui javellisait ses poubelles pour s’assurer que personne n’y touche, les supermarchés qui ne prennent pas le temps de mettre de côté les DDM et DLC7 proches, les légumes moches qui sont trop loins des centres urbains pour être glanés, les partisans de la récupération ont dû se faire ouvrir pas mal de barrières.

À partir de 2013 en France, une série de lois et règlements (voir encadré) ont permis peu à peu aux militants de la première heure et aux startuppeurs opportunistes (mais le glanage, n’est-ce pas l’essence de l’opportunisme ?) de recréer des métiers de la débrouille, des circuits de la récup’, se transformant en chiffonniers modernes de l’alimentaire.

Les unes après les autres, ces lois ont incité, voire contraint, la restauration collective, la grande distribution et l'industrie agroalimentaire à faciliter la récupération des denrées alimentaires invendues : on y retrouve notamment l’interdiction d'abîmer la nourriture périmée et l’incitation à établir des conventions avec des associations d’aide alimentaire. Pour la restauration commerciale, c’est le doggy bag obligatoire.

Le Pacte national de lutte contre le gaspillage alimentaire propose lui d'accompagner les acteurs, sur les différents axes, prévention, sensibilisation, récupération et recyclage. À noter suite à ce pacte, la naissance des Réseaux d’Evitement du Gaspillage Alimentaire (REGAL) dont l'objectif est de mobiliser, à l'échelle d'un territoire, l'ensemble des acteurs de la chaîne alimentaire pour travailler ensemble à la lutte contre le gaspillage alimentaire.

De nombreux acteurs, métiers, activités ont également vu le jour, plus ou moins engagés, plus ou moins solidaires, plus ou moins interessés : startuppeurs avec applis, associations d’aide alimentaire, transformateurs, restaurateurs...

La loi du 17 août 2015 a introduit l’obligation, pour la restauration collective publique, d’avoir une démarche de lutte contre le gaspillage alimentaire.

En février 2016 – La loi dite « Garot » entend favoriser la prévention du gaspillage, le don des invendus, et le compostage, interdit les pratiques de destruction d’aliments encore consommables (coucou Ronald) et contraint les distributeurs de plus de 400 m² à proposer des conventions de don à des associations d’aide alimentaire.

Le 30 octobre 2018 – La loi EGalim introduit l’obligation, à partir du 1er juillet 2021, pour les opérateurs de la restauration commerciale de proposer le « gourmet bag » (doggy bag à la Française)

Le 21 octobre 2019 – En application de la loi EGAlim, une ordonnance relative à la lutte contre le gaspillage alimentaire étend l’interdiction de rendre impropre à la consommation des denrées encore consommables et l’obligation de proposer une convention de don à une association d’aide alimentaire aux opérateurs de la restauration collective (> 3 000 repas préparés / jour), et aux opérateurs de l’industrie agroalimentaire (> 50M€ de chiffre d’affaire).

En 10 février 2020 – La loi AGEC, fixe des objectifs de réduction et introduit un label national “anti-gaspillage alimentaire”.Enfin, elle étend les obligations de la loi Garot aux opérateurs de commerce de gros alimentaire (> 50M€ de chiffre d’affaire pour la convention de don) et augmente les sanctions liées au non-respect de ces dispositions.

22 août 2021 - La loi Climat et Résilience prévoit une expérimentation de solution de réservation de repas en restauration collective afin de lutter contre le gaspillage alimentaire en adaptant l'approvisionnement au nombre de repas effectivement nécessaires.

Vieilles filières et nouveaux métiers

Du glaneur8 individuel qui ne peut ou ne souhaite pas se nourrir autrement, aux banques alimentaires, en passant par les applications pour smartphone, les conserveries et épiceries spécialisées anti-gaspi, beaucoup se sont engagés, par foi, par solidarité, ou par appât du gain, dans cette nouvelle branche. Chacun son agenda.

L’angle solidaire : don, aide alimentaire et défiscalisation

Le secteur de l’aide alimentaire est sans doute un pionnier de la récupération, faisant plutôt de la lutte contre le gaspillage un moyen pour servir son objectif premier, la lutte contre la faim.

Le réseau des banques alimentaires collecte les denrées grâce aux dons et aux opérations de “ramasse” auprès notamment de la grande distribution et de l'industrie agroalimentaire. Il fournit ensuite quelques 60009 structures dédiées à l’aide alimentaire telles qu’épiceries sociales, Centres Communaux d'Action Sociale et de nombreuses associations qui les transformeront en repas ou les redistribueront. D’autres structures récoltent elles-mêmes les produits en partenariat avec des professionnels : ClickDon, Le chaînon manquant, hophopfood et des dizaines d’associations locales.

L’association Solaal se présente comme intermédiaire entre les agriculteurs et les associations d’aide alimentaire, elle facilite le don de produits pour le producteur, organise la répartition entre les associations et propose des conventions de cueillettes et glanage.

Excellents excédents propose un service similaire mais en direction de la restauration collective, à qui elle propose de récupérer les repas en trop pour les redistribuer à moindre coût à d’autres entreprises ou associations d'aide alimentaire.Les incitations fiscales et les obligations légales (et peut-être un peu de green-washing à bas coût...) semblent donc porter leurs fruits, puisque la grande distribution s’investit dans de plus en plus de projets, comme Carrefour qui contribue par exemple à un restaurant solidaire parisien et une pâtisserie anti-gaspi et inclusive à Nantes.

L’angle destockage : la lutte antigaspi, chasse au bon plan pour les particuliers

En direction des particuliers, on retrouve principalement des applications comme Too good To Go, Phenix et d’autres qui permettent aux boulangeries, traiteurs, restaurateurs épiceries et supermarchés de mettre en ligne à prix réduit des denrées ou plats qu’ils risquent autrement de jeter. Ici la lutte contre le gaspillage permet notamment aux professionnels de limiter les pertes (tout en attirant une nouvelle clientèle), au consommateur urbain d’économiser sur son budget alimentation et à la start-up de la Mère Maillard de lever des fonds.

Toujours auprès des consommateurs, se sont développées ces dernières années des épiceries dédiées à la vente de produits déclassés, notamment la chaîne Nous antigaspi, née en Bretagne et actuellement en essaimage rapide en région parisienne. Au-delà du classique déstockage alimentaire qui permet au consommateur de faire des économies, le réseau Nous Antigaspi a la particularité de mettre en avant la lutte contre le gaspillage et de mettre en place des contrats spécifiques avec les fournisseurs sous sa marque propre. Elle commercialise ainsi sous sa marque des produits avec défaut que les acheteurs de grande distribution écartent ordinairement, des surplus, et pour certains produits, passe même commande aux producteurs, en leur garantissant de prendre tous les produits, sans pénalité pour rupture de stock, à la différence de la grande distribution.

L’angle B2B : des outils pour limiter les pertes

Évoquons brièvement ici pour finir les nouveaux outils qui émergent pour faciliter la lutte contre le gaspillage en évitant les pertes.

Pepino par exemple se concentre sur les légumes hors calibres en proposant de mettre en relation les agriculteurs concernés avec des acheteurs professionnels.

Fresh Me Up se présente comme une plateforme mettant en relation des fournisseurs ayant des marchandises à écouler rapidement (déclassés, surstocks, queues de lot) avec des restaurateurs et associations.Enfin, dans la série le meilleur gaspi c’est celui qu’on ne produit pas, meal canteen propose à la restauration collective une application permettant aux convives de réserver leur repas d’avance évitant ainsi la surproduction en cuisine.

La transformation contre le gaspillage : une lutte de proximité

Nous l’avions abordé dans un précédent article sur les conserveries, la transformation alimentaire de proximité s’inscrit dans le droit fil des nos artisans circulaires du 19ème siècle (avec quelques règles d’hygiène en plus, tout de même) pour valoriser ce qui, autrement, aurait été jeté. Les exploitations agricoles elles-mêmes s’y mettent, pour ne rien jeter de leur production, comme la cueillette des Jardins de Marigny que DIX autrement a accompagnée sur son volet communication.

On trouve désormais des projets spécifiquement fondés sur la lutte contre le gâchis alimentaire.

Côté fruits et légumes, citons le lancement en 2022 des Marmites solidaires à Marseille, fruit d’un partenariat entre la banque alimentaire et le Min de Marseille. Dans cette légumerie située directement sur le Marché Marseille Méditerranée, des salariés en insertion transforment fruits et légumes invendus. Pour un bocal vendu dans les épiceries et supermarchés du département, trois seront donnés à l’aide alimentaire.

Depuis quelques années à Romainville, Re-Belle produit des confitures à partir de fruits déclassés récupérés auprès des supermarchés de la ville, dans lesquels sont ensuite revendues les confitures, bouclant ainsi la boucle de son circuit alimentaire de proximité. Ce projet a été élaboré par des membres du mouvement Disco Soupe, né en 2012 pour sensibiliser festivement à l’antigaspi. Même modèle chez 28 pourcent près du Mans.

Dans les Alpilles, Consommez Bocal privilégie les légumes déclassés en direct des maraîchers du territoire pour fabriquer ses conserves lactofermentées.

Côté pain, le boulanger Benoît Castel démultiplie les pains, en transformant les invendus en farine qui entrera dans la composition de nouveaux pains, tandis qu’à Marseille, l’association Pain et Partage en fait désormais des biscuits (à l’instar d’Handi-gaspi à Nantes).Côté restauration commerciale, le modèle semble mettre un peu de temps à démarrer : les parisiens Freegan Pony et Simone Lemon ont fermé leurs portes, tandis qu’on espère assister bientôt à l'ouverture des cantines de l’équipe de La Cantina à Marseille et de l’association Les Bons Restes à Reims.

Des questions globales, des réponses locales

Outre la nécessité de mesurer l'efficacité des ces différents projets10, toutes ces louables initiatives appellent quelques réflexions.

Question sauvez la planète : où s’arrête la légitimité d’un système fondé en grande partie sur des productions industrielles et une grande distribution qui trop souvent ne s'embarrassent que peu d’un questionnement sur la vertu de leur activité (agriculture et élevage intensifs, conditions de travail, provenance des matières premières) ? Ne valide-t-on pas ainsi un dysfonctionnement de notre système alimentaire ?

Question justice alimentaire : quelle qualité de nourriture pour les bénéficiaires des dons alimentaires ?

Question agriculteur endetté : comment offrir à un producteur une juste rémunération de son travail dans le cadre du don ou de rachat à bas prix de légumes hors calibres ?

Question solidarité : quand on récupère pour revendre, quel préjudice pour les glaneurs et l’aide alimentaire ?

À ces questions, les initiatives locales, intégrées au territoire, semblent souvent apporter des réponses plus respectueuses des différentes parties prenantes, et porteuses de visions d’avenir cohérentes. C’est donc l’une d’elle que nous explorerons dans notre prochain article.

1 les références historiques parisiennes de cette première page sont issues du pittoresque ouvrage d’Alexandre Privat d'Anglemont, Paris anecdotes, publié en 1854

3 Astuce pour gouvernement : peut-être une piste à suivre pour survivre à la crise alimentaire liée à la guerre en Ukraine? plutôt que de supprimer les jachères et de rouvrir le robinet des pesticides...

4 je vous les donne quand même : L'empreinte carbone des gaspillages alimentaires est estimée à 3,3 milliards de tonnes équivalent gaz à effet de serre rejetés dans l'atmosphère chaque année. 870 millions d'êtres humains sont affamés chaque jour.

 6 source Ademe

7 Date Limite de Consommation et Date de Durabilité Minimale (ex DLUO)

 9 79 banques alimentaires en France : 6 880 bénévoles permanents, 6 011 associations accompagnées, 225 millions de repas servis

10 ce que fait notamment l’Ademe avec ses partages d’expérience 

Crédit photo: Pexel