Revenir au site

PRÊCHER DANS LE DÉSERT ALIMENTAIRE

par Julie Rouan

20 juillet 2021

Dites, c’est quoi le plat du jour ?

Alors aujourd’hui la cuisine vous propose le menu CSP+ biodynamique : assiette bio, locale, sans souffrance animale et ses légumes frais et de saison, avec son verre de kombucha AOC maison et son café équitable. Accessible également aux urbains avec bac+4 ou familles de cadres sups.

Sinon il y a le menu QPV (Quartier Prioritaire de la Ville) supercalorique : cordon bleu goût dinde surgelé et sa salade de pâtes au thon, fraîchement sortie de sa boite, avec sa crème dessert arôme inconnu et son verre de cola. Conseillé aux habitants des quartiers prioritaires de la ville bien sûr, mais convient très bien aux étudiants boursiers, travailleurs saisonniers, ruraux sans voiture et foyers de travailleurs immigrés.

Alors, ces messieurs dames ont fait leur choix ?

LA FRACTURE ALIMENTAIRE

Voilà, manger local et bio et sain et frais et équitable, c’est bien, mais ça n’est pas donné -ni vendu- à tout le monde. 

La dernière étude de l’Anses sur les consommations alimentaires offre moult graphiques pointant tous dans la même direction : Plus le niveau d’études ou la catégorie socio-professionnelle d’un ménage est élevée, plus on a de chance d’avoir une alimentation saine, équilibrée à partir de produits choisis selon des critères de qualité, d’origine, de mode de production. A l’inverse, la priorité est le prix, la marque ou les offres promotionnelles lorsque le niveau d’études diminue. Ce qui va de pair avec plus de produits industriels transformés. 

Les quartiers prioritaires de la ville (où les situations économiques et sociales sont plus dégradées que dans le reste de leur agglomération1) concentrent tout particulièrement ces problèmes d’alimentation. Selon Boris Tavernier2, fondateur et directeur de l’association VRAC, parmi les “(...) nombreux préjugés et clichés (...) à propos des quartiers populaires, (...)l’un consiste à penser que leurs habitants ont une forte tendance à mal se nourrir. C’est oublier qu’ils sont confrontés à une forme de double peine : d’une part, une absence d’offres (peu ou pas de commerces) et, surtout, une absence de moyens.” 

C’est la fracture alimentaire. L’accès à l’alimentation durable dépend d’un faisceau d'éléments, spatiaux, psychologiques, financiers, culturels propres à l’environnement alimentaire dans lequel on évolue. Si les moyens financiers constituent évidemment un obstacle important, il y en a d’autres, notamment l’accès géographique : nombreux quartiers et zones rurales sont ce qu’on appelle des déserts alimentaires, dans lesquels l’offre de produits frais et/ou les moyens de transport pour y accéder en un temps raisonnable sont largement insuffisants. En effet, ces quartiers ayant été définis selon un critère unique lié au revenu, le niveau de vie médian4 de leurs habitants est faible, ce qui n’incite pas les commerces proposant des produits de qualité à s’y implanter. Ne restent que les produits transformés industriels et les fast food, et des habitudes alimentaires qui viennent se calquer sur l’offre.

Crédits photos: cottonbro, Pexels

"LE BIO C'EST POUR LES BOBOS!"

Celle-là on l’entend souvent, quand on travaille dans le domaine de l’agriculture durable et des circuits de proximité. La rime est facile et la caricature grossière, mais hélas, sur le fond, l’accusation est plutôt juste :

“ Plus le niveau d’étude de la personne de référence est élevé et plus les ménages déclarent effectuer leurs achats au marché et dans des circuits courts pour les fruits et légumes frais ou en commerce de proximité pour le pain et les pâtisseries ainsi que le poisson frais, au détriment des grandes surfaces. » 5

C’est toujours un point délicat, quand on soutient le circuits alimentaires de proximité, une pierre d’achoppement : on se bat pour que les productrice.eur.s puissent travailler dans de bonnes conditions sociales et environnementales, dans des entreprises à taille humaine qui ne dézinguent pas le vivant, pour que les conditions de vie des animaux soient les meilleures possibles, que les produits arrivent frais, sains, goutus, sans intrants, payés à un prix qui rémunèrent justement ceux et celles qui les produisent. Puis à l’arrivée, on se rend compte que ces produits sont inaccessibles pour une grande partie des consommateurs.  On se retrouverait presque à défendre des produits de luxe tandis que les logiques industrielles réduisent les coûts et les prix au mépris de la qualité organoleptique et nutritionnelle, de la santé de tous (producteurs, consommateurs, le vivant et la planète en général). Alors on répète, encore et encore, que le prix doit prendre en considération le coût de revient, correspondre à la juste rémunération de la personne qui produit, garantir la qualité de la production. Mais si ce produit n’atteint qu'une partie sensibilisée et privilégiée de la population, quel sens ont notre action et notre engagement pour la transition alimentaire ? 

À quoi bon défendre un modèle agricole viable et humain, les sols vivants, le maintien d’un tissu social rural, les vers de terre, les poules qui gambadent, la bonne santé des mauvaises herbes si, à côté de cela, une grande partie de la population reste complètement exclue de ce circuit. Parce que nous ne sommes pas spécialistes de la précarité alimentaire, nous éprouvons justement le besoin de faire des recherches et de réfléchir à la question avec ce billet, pour que les modes d’agriculture et de distribution que nous défendons soient cohérents et compatibles avec le droit à l’alimentation.

Au-delà des clichés de petites familles citadines s’extasiant sur des marchés de paysans, des grandes enseignes surfant sur la mode du bio à grand renfort de fermiers en chapeau de paille, comment sortir l’alimentation durable de sa niche dorée ? Nous sommes allés  voir ce qui se fait de bien sur le terrain. Hop, on vous emmène. Après un paragraphe de rappel, toutefois.

RAPPEL : L'ACCES A UNE ALIMENTATION DE QUALITE EST UNE MESURE NECESSAIRE

Répétons-le, Bien manger, c’est d’abord la clé de voûte de la santé : Jean Ziegler, ancien Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation, avait défini le droit à l’alimentation comme “un accès régulier, permanent et libre, soit directement, soit au moyen d’achats monétaires, à une nourriture quantitativement et qualitativement adéquate et suffisante [...] et qui assure une vie psychique et physique, individuelle et collective, libre d’angoisse, satisfaisante et digne. » 6 

Selon un document de la chaire Unesco Alimentation du mondeles programmes de santé publique mettent en avant les aspects nutritionnels et la fonction biologique de l’alimentation. Or l’insécurité alimentaire est liée à la pauvreté économique et à la dégradation de la qualité nutritionnelle de l’alimentation industrielle, consommée de façon majoritaire par les populations. Les fonctions sociale, culturelle et hédoniste sont tout aussi importantes pour appréhender la précarité alimentaire.7

La mauvaise qualité nutritionnelle de l’alimentation industrielle et les modes de consommation qu’elle implique sont des facteurs de la précarité alimentaire. Qui l’eut cru?

5,4 millions de personnes vivent dans l’un des 1 436 quartiers prioritaires de la ville, dans lesquels les moins de 25 ans représentent près de 40 % de la population (Insee, données 2019). Sachant qu’y “Grandir réduit d’un tiers au moins les chances d’avoir son bac, d’être bien orienté, de mener des études supérieurs de plus de 2 ans" (étude Cereq); que les problèmes de santé liés à l’alimentation comme l’obésité et le diabète y sont également plus présents8, et que si vous avez bien suivi le début, il faut plutôt un bac +4 pour bien manger. Alors, il est pas beau le "tourniquet" social?

DURABLE ET ACCESSIBLE, C'EST POSSIBLE ? 9

Certains ont bien compris que l’accès à l’alimentation durable, ça ne peut donc pas être une cerise confite sur le foie gras dont on peut se passer, c’est une condition sine qua non de la transition alimentaire et environnementale, un corollaire de la démocratie. Ceux-là s’organisent, s’activent, pour connecter les déserts alimentaires avec des producteurs et fournir des produits bruts, locaux et/ou équitables. Dans leur sillon, des prises de consciences politiques, des subventions se mettent en place.

Mais qui sont-ils ? Associations environnementales, associations de quartiers, CCAS, centres sociaux, laboratoires de recherche, associations paysannes, structures d’insertion, coopératives, collectifs d’habitants, épiceries solidaires...

Que font-ils ? Les actions s’attaquent à plusieurs barrières d’accès à l’alimentation de qualité :  production, mode de distribution, sensibilisation. Elles prennent de nombreuses formes : groupement d‘achat solidaires, cuisines collectives, restaurants sociaux, jardins partagés, épiceries citoyennes, coopératives, ateliers de transformation alimentaire, conserveries collectives, tiers-lieux alimentaires…

Le réseau Vrac, par exemple achète des produits d’épicerie bio et équitable en gros, et revend à prix coûtant et en vrac aux habitants d’un quartier ; les Jardins de cocagne proposent des paniers de légumes à tarif réduit ; une cuisine coopérative d’Arles a mis en place un service de restauration de qualité avec des produits locaux dans un quartier défavorisé, Pain et partage est une boulangerie d’insertion qui propose du pain bio, en filière locale pour fournir notamment les associations caritatives...

Ces initiatives ont en commun  de reposer souvent sur des formes participatives impliquant les personnes concernées par la précarité alimentaire. Plutôt que d’apporter un service rendu, elles offrent choix, autonomie et un pouvoir de décision.Nous avons échangé avec la Cité de l’Agriculture à Marseille qui, dans le cadre de son opération “désert alimentaire pour plus de justice alimentaire”, contribue à plusieurs initiatives sur le territoire marseillais.

L’une d’entre elles, en partenariat avec l’un des Paniers Marseillais et le centre social du quartier St Louis -cartographié comme donnant un faible accès aux produits frais et sains- permet aux bénéficiaires du centre social d’avoir accès à un panier à moindre coût (de 5 à 10 euros selon ce que la personne peut investir), dont le complément est fourni par la Cité de l’agriculture. Le maraîcher vend ces paniers 1€ de moins pour les bénéficiaires, qui viennent récupérer leurs légumes comme n’importe quel adhérent. Ici aussi, le fait de travailler en partenariat permet d’aborder le problème sous différents angles : le centre social, repère parmi ses usagers les personnes intéressées, la Cité de l’Agriculture organise des visites d’exploitation, des ateliers de cuisine en sensibilisant notamment sur le bio et le zéro déchet. Le nombre de bénéficiaires a augmenté de 50% en un an, et certains ont décidé d’augmenter leur cotisation.

La viabilité du système repose d’une part sur les subventions qui financent les restes à payer des paniers solidaires, et d’autre part sur la proportion d'adhérents classiques qui doit être au moins de 2/3 pour maintenir le système. Ce qui pose la question de la pérennité du système, sachant que ces fonds s’arrêtent à la fin de l’année, sans garantie de renouvellement. Si beaucoup de formes existent - comme des épiceries solidaires qui reposent uniquement sur des doubles tarifications et un public mixte- beaucoup des actions dans ce domaine disposent de budgets trop serrés et reposent  majoritairement sur des subventions et des soutiens privés.

CHANGER D'ECHELLE DE VALEUR

Comment alors, à partir de ces initiatives, peut-on généraliser l’accès à une alimentation durable, saine et respectueuse de l'environnement ?

Pour certains acteurs, qui ont la sensation de faire le travail que les collectivités ne font pas, se tenir en position d’attente vis-à-vis des subventions est un frein. On leur demande souvent de proposer un modèle économique rentable, de s’autofinancer.  Or ce qu’on investit ailleurs en temps de travail et en argent ( partenariat avec des grandes enseignes, création d’une activité connexe profitable...) s’avère à l’expérience constituer plus une perte pour l’activité principale. Au contraire des contraintes économiques imposées, les acteurs plaident pour l’inscription d’un droit à l'alimentation durable dans les textes et un service public local de l’alimentation.

L’investissement public dans une alimentation de qualité pour tous pourrait être considéré comme « rentable » si les conséquences positives en matière de santé et de coût sanitaire étaient prises en compte. On entend de plus en plus parler du concept de démocratie alimentaire qui représenterait “ la revendication des citoyens à reprendre le pouvoir sur la façon d’accéder à l’alimentation, dans la reconnexion entre celle-ci et l’agriculture.”.10 Face au constat de l’échec d’un système alimentaire mondialisé, basé sur différents accords de l’OMC qui interdisent de limiter la concurrence et donc de valoriser un type d’alimentation plutôt qu’un autre. Plusieurs chercheurs et acteurs évoquent une sécurité sociale de l’alimentation. Celle-ci suivrait le modèle de la sécurité sociale telle qu’elle avait été conçue en 1945 : fondée sur des cotisations solidaires, une gouvernance démocratique et des conventionnements des professionnels, pour que chacun puisse accéder concrètement aux mêmes protections et garanties en matière de santé et de protection contre l’incapacité de travail.

Encore loin d’un tel concept, les pouvoirs publics11, sensibilisés, mettent progressivement en place des politiques et budgets dédiés, avec les Etats généraux de l’alimentation, la loi EGALIM et aujourd’hui les plans de relance.

Au-delà des mesures d’urgence, pour continuer à faire avancer la cause, que peut-on faire ?

Certains proposent de se mettre en réseau, de la jouer collectif : déposer des demandes de subventions ensemble, au niveau national, au sein d’un même réseau ou de plusieurs entités qui peuvent apporter chacune leur expertise pour cumuler les moyens au niveau d’un territoire : les centres sociaux et ONG pour leur connaissance du terrain, leur réseau, les associations environnementales pour leur connaissance des problématiques, les Civam pour leur relation au monde agricole. 

En outre, il apparaît nécessaire de plaider auprès des pouvoirs publics, pour leur donner une autre vision, expliquer que « le  changement d’échelle passe par la qualité, pas la quantité. » (Julien Adda, Réseau Cocagne,  Webinaires - Droit à l’alimentation ).

Rappelons qu’en 1981 déjà, dans Poverty and Famines: An Essay on Entitlement and Deprivation, Amartya Sen12 (prix Nobel d’économie 1998) démontre que les famines ne sont pas nécessairement liées à un déficit de production, mais peuvent résulter de politiques inappropriées qui diminuent l’accès à l’alimentation de certaines catégories de populations. L’accès à l’alimentation est un fait politique. 

Vous avez vu Soleil vert ? En 1979 on y voyait le vieux Charlton Heston rire d’extase en croquant avec maladresse et pour la première fois de sa vie dans une simple pomme. Dans cette truculente dystopie, la planète est surpeuplée, il ne fait jamais en dessous de 33°C, l'eau est rare, la faune et la flore ont quasiment disparu et la nourriture de qualité issue de l'agriculture est devenue un luxe réservé au 1% le plus riche de la planète, tandis que les autres sont nourris exclusivement de genres de croquettes douteuses. L’action se déroule en 2022. Mais je ne sais pas pourquoi je vous raconte ça, ça n’a aucun rapport.

2 Tavernier Boris, « Vrac : ensemble, on achète mieux ! », Informations sociales, 2019/1 (n° 199), p. 80-84. DOI : 10.3917/inso.199.0080. https://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2019-1-page-80.htm 

3 Un environnement alimentaire désigne l’ensemble des éléments extérieurs qui influence un individu dans ses habitudes alimentaires. Comme l’indique le schéma ci-dessous, il est constitué d’un environnement social (cercle amical, famille, collègues etc.), d’un environnement physique (quartier, école, commerces alimentaires, restaurants etc.) et d’un ensemble de facteurs à l’échelle macro (normes sociales, culture alimentaire, marketing, politique économique, agricole et alimentaire etc.), ces dernières ayant un effet moins direct sur les pratiques alimentaires. Ces différentes « couches » entrent en relation avec des facteurs individuels (préférences, connaissances, savoir-faire, gènes, mode de vie etc.).http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/geographie-de-la-sante-espaces-et-societes/articles-scientifiques/obesite

6 Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation, in Conseil économique et social des Nations Unies, Le droit à l’Alimentation, E/CN.4/2001/53, 7 février 2001.

9 ce paragraphe et le suivant puisent abondamment dans les pertinentes interventions entendues aux webinaires sur les enjeux actuels de la lutte contre la précarité alimentaire et de l’égalité d’accès à une alimentation durable organisés par la Fondation Daniel et Nina Carasso et la Chaire Unesco Alimentations du monde les 9 et 16 décembre 2020.

 

Crédits photos de la couverture : Bungle Ced pour Caps Attack festival à Cergy-Pontoise en 2019